Economie
Flambée des prix des légumes: ce qu'en dit la loi?
17/02/2022 - 19:00
Aïcha DebouzaLa commercialisation des produits agricoles est l’une des étapes de la chaîne de production agricole qui revêt une grande importance. Mais discuter du cadre juridique sans comprendre d’où provient la flambée des prix serait de brasser de l’air, car il est préférable de mettre d’abord le doigt sur la source du problème avant de penser aux sanctions. Pour bien assimiler les choses, nous avons suivi le circuit de vente d’une carotte au Maroc et son exemple est adaptable pour n’importe quel autre légume, car ils sont tous réglementés par la même législation.
Circuit d'un légume
Achetée à l’agriculteur, la carotte coûte entre 0,20 et 0,80 dirham le kilo. "Nous en tant que grossistes, nous vendons à un prix qui peut aller de 1,10 à 2 dirhams le kilogramme de carottes. C’est en fonction du prix du transport, des charges, etc., mais le détaillant lui, le vend entre 4 et 6 dirhams", explique Abderrazak Chabi, secrétaire général de l’Association du Marché de gros des fruits et légumes de Casablanca (AMGFLC). Le grossiste souligne qu’il ne leur reste qu’une marge de gain minime de 0,30 voire 0,40 dirham. "Il y a le prix du gazole qui représente plus de 70% de nos charges, de la main d’œuvre, du tri du légume, mais aussi du lavage qui s'impose des fois comme pour le cas des carottes".
Mais si le grossiste garde 20% de bénéfices le détaillant combien gagne-t-il ? Achetées à 2 dirhams le kilo et revendues à 4 dirhams au consommateur final, quel est le pourcentage de gain que garde le détaillant ? "Ça dépend si c’est une grande entreprise, un marchand ambulant, ou un détaillant qui a un loyer, et des charges en plus. Mais généralement, ce sont des marges qui dépassent les 300%", explique Ouadi Madih, président de l’Association de la protection du consommateur UNICONSO. Pour lui, le circuit de commercialisation connaît un ensemble de fragilités et de dysfonctionnements organisationnels et fonctionnels.
"C’est un secteur peu structuré malheureusement. Il n’y a pas de facture ni d’inspection, pas d’affichage de prix ou de tarifs et peu de sanctions prévues. Ce qui se fait par les opérateurs du secteur n’est pas digne d’une concurrence loyale", s’exprime Abderrazak Chabi. D’après lui, la commercialisation des produits agricoles fait face à deux défis majeurs. Le premier concerne surtout la réponse à la quantité et la qualité des besoins des consommateurs de manière continue dans le temps. Et le second consiste à générer des profits équitables pour tous les intervenants, tout au long de la filière agricole. "Mais ce n’est malheureusement pas ce qui se fait en réalité, car il y a des inégalités dans les dépenses des professionnels au niveau du circuit agricole".
Des pratiques "anticoncurrentielles"
En réalité, ces pratiques jugées "anticoncurrentielles" font obstacle, selon le Secrétaire général de l’AMGFLC, au fonctionnement concurrentiel du marché. Mais en libéralisant les prix, la libre concurrence se voulait de garantir le libre exercice des activités économiques, visant principalement à protéger les concurrents contre les interventions de l’État et pas le contraire.
"Sauf pour les produits qui bénéficient d’une subvention de l’État, les prix de tous les autres produits ne sont pas réglementés et répondent donc à la règle de l’offre et de la demande", explique Ouadi Madih. En effet, une liste des biens, produits et services dont les prix sont réglementés est définie par l’arrêté n°3086.14 du 29 décembre 2014 du ministre délégué auprès du Chef du gouvernement chargé des Affaires générales et de la gouvernance. "Les produits qui intéressent le consommateur de près sont le sucre, la farine nationale de blé tendre, et le gaz butane. Les légumes ne figurent pas dans ladite liste et dépendent donc de la règle de l’offre et de la demande", souligne le président d’UNICONSO.
Ainsi, la liberté des prix est considérée comme le principe de base de l’économie du marché marocain. Elle jouerait un rôle fondamental dans l’instauration des règles et des mécanismes d’une concurrence loyale dans le marché. Actuellement, et selon l’article 2 de la loi 104-12 sur la liberté des prix et de la concurrence, les prix des biens, des produits et des services sont déterminés par le jeu de la libre concurrence. "Libéraliser les prix ne signifie pas que n’importe qui peut faire n’importe quoi, même si c’est malheureusement ce qui est en train de se passer. Nous recevons constamment des plaintes de consommateurs, nous sollicitons à notre tour à chaque fois, le ministère de tutelle, mais nous ne pouvons pas faire plus", affirme Ouadi Madih.
D’après le professionnel, bien qu’aucune sanction ne soit prévue pour ces derniers, "l’administration peut tout de même intervenir pour fixer les prix de certains biens, produits ou services". Et s’il le dit, c’est qu’il fait référence aux articles 3 et 4 de la loi 104-12, qui annulent les dispositions de l’article 2. Selon ces derniers, la tutelle peut intervenir pour fixer des prix s'il y a des difficultés d’approvisionnement, un monopole de fait et de droit ou encore des dispositions législatives ou réglementaires. À ce moment-là, des mesures temporaires peuvent être prises, par l'État en concertation avec le Conseil de la concurrence.
Ces mesures ont "une durée d’application de six mois, prorogeable une seule fois par l’administration", lit-on dans l’article 3 de la loi citée en dessus. Elles sont applicables "contre des hausses ou des baisses excessives de prix, motivées par des circonstances exceptionnelles ou une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé".
Un non-respect des lois
Bémol. "Comment pouvons-nous parler d’un marché libéralisé sans penser à respecter les lois et sans même être sanctionné pour ça", se questionne Ouadi Madih. L’obligation d’afficher des prix est en effet stipulée par la loi 06-99 sur la liberté des prix et de la concurrence. Le prix doit être affiché de manière à ce qu’il soit visible par le biais d’écriteau, d’étiquetage ou autres, sans que le client ne soit contraint d’en faire la demande au vendeur. "Mais qui respecte cette Loi ? Mis à part les grandes surfaces, rares sont les détaillants qui le font", martèle le président d’UNICONSO. Pour le professionnel, il est inconcevable de parler d’un marché libéralisé sans laisser libre choix au consommateur.
En 2019, le marché de la vente alimentaire au détail représentait 13,4% du PIB, d’après USDA, GAIN Report. Tiré par la classe aisée et suivi par la classe moyenne, le modèle de consommation des Marocains tend à se transformer, changeant le paysage du secteur de la distribution. De nouvelles formes d’achats ont vu le jour, favorisant l'implantation des grandes surfaces et des centres commerciaux. À présent, le Royaume compte plus de 500 supermarchés et hypermarchés qui représentent environ 20% du commerce en détail au Maroc, selon la même étude. Et c’est le secteur traditionnel qui, en quelque sorte, freine la progression de la grande distribution, ou du moins la rend plus lente.
Afin de remédier à ce problème, l’État avait lancé en 2008, une ambitieuse stratégie : le "Plan Maroc vert" (PMV). Parmi ses objectifs, augmenter la production et diversifier l’offre nationale en libéralisant une partie de la distribution afin d’avoir des circuits plus courts et des distributions directes. Le but étant de minimiser les charges de l’entreprise et donc protéger indirectement le consommateur final de la flambée des prix. En vendant ses produits directement aux supermarchés, l’agriculteur permet au consommateur d’acheter au supermarché, des produits agricoles de qualité à des prix attractifs.
"Les supermarchés achètent de chez l’agriculteur, mais vendent toujours au même prix qu’avant. Ces circuits courts n’ont été d’aucune utilité pour le consommateur, mais ont surtout multiplié les gains de ces entreprises", relève Ouadi Madih. Il détaille qu’en 2021, l’association avait réalisé une enquête pour voir si il y avait une différence entre les prix dans les grandes surfaces et ceux chez les détaillants. "Aucune différence au niveau des prix n’a été constatée ou du moins, elle est très minime et c’est écrit noir sur blanc sur la facture prodiguée par les supermarchés. Mais encore une fois, qui va les surveiller et les sanctionner ?", conclut le président d’UNICONSO. Une question qui reste en suspens en attendant une nouvelle intervention de l'État.
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