Société
Couverture médicale, réforme du système de santé, apport du secteur privé.. l'éclairage de Jaâfar Heikel
15/01/2022 - 19:23
Lina IbrizInterviewé par SNRTnews, Pr Jaâfar Heikel, épidémiologiste, professeur de médecine préventive et spécialiste des maladies infectieuses, revient sur les différentes phases d’une réforme sanitaire tant attendue, et aujourd’hui plus nécessaire que jamais.
SNRTnews : Le Maroc s’est démarqué par la gestion exemplaire de la crise Covid-19. Quel est le secret de cette réussite ?
Pr Jaâfar Heikel: Le Maroc est un cas d’école extrêmement intéressant dans la gestion des crises sanitaires et plus particulièrement dans sa gestion de la crise Covid-19. Cette gestion a été exemplaire à bien des égards. Il y a bien évidemment certains points qui puissent être plus discutables, éventuellement plus critiquables.
Dans la globalité, l’exemplarité a été d’abord que le Chef de l’État, SM le Roi Mohammed VI, a lui-même pris un certain nombre d’initiatives extrêmement importantes pour le pays aussi bien en matière de gestion de la crise en tant que telle qu’en matière de la gestion de ses conséquences sociales et économiques, à travers la création d’un Fonds de solidarité, la disponibilité pour l’ensemble des résidents du Maroc de la vaccination gratuitement avec une logistique impressionnante.
Par ailleurs, cela s’est traduit par la mise à la disposition dès le début des protocoles thérapeutiques gratuitement pendant plusieurs mois, et puis encore aujourd’hui dans les structures publiques, et la mobilisation du secteur privé durant la première année de la crise pour la prise en charge des patients gratuitement et puis pour la mise à disposition des lits de réanimation, des équipements, et des ressources humaines.
Sur ce plan-là, je crois que le Maroc a été un cas d’école extrêmement intéressant avec une maîtrise des indicateurs épidémiologiques, puisqu’à ce jour le Royaume peut se prévaloir d’une létalité, relative à la Covid-19, des plus basses au monde.
Si on veut aller plus loin dans l’analyse micro, un certain nombre de décisions -qui n’ont pas toujours été bien comprises-, ont été décisives dans la gestion de la pandémie. Par exemple les modalités et la rapidité de mise en place des confinements, l’enjeu par rapport à la scolarisation à distance, ou encore les décisions par rapport au pass vaccinal. Ces décisions ont généré parfois des réactions inattendues de la part de la population, y compris par exemple l’adhésion à la vaccination pour les 6 millions de Marocains qui n’ont toujours pas reçu de vaccin, ou l’adhésion à la 3e dose.
Les indicateurs sont là et montrent que le Maroc fait partie des pays où la crise a eu un impact certes, mais pas aussi grave et aussi dramatique comme dans certains pays.
Pourtant la faiblesse de notre système de santé est un secret de polichinelle. Comment a-t-on pu réussir la gestion de cette pandémie avec des ressources humaines limitées, des infrastructures sanitaires insuffisantes et en l’absence d’une vision stratégique dans le secteur de la santé ?
La réussite par rapport à certains nombre d’indicateurs sur le plan de la gestion de cette crise est d’abord due à des décisions royales extrêmement fortes. Deuxièmement, elle est due à l’implication interministérielle, notamment de trois ministères qui ont joué un rôle crucial. À part le ministère de la Santé qui a joué plutôt un rôle technique, sont intervenus le ministère de l’Intérieur qui a une logistique impressionnante, le ministère de l’Économie et des finances qui a réussi à mobiliser les fonds nécessaires. Le ministère des Affaires étrangères, quant à lui, a joué un rôle extrêmement important de diplomatie économique et dans les relations avec un certain nombre de pays pour l’approvisionnement des vaccins, pour la disponibilité des médicaments et pour un certain nombre d’enjeux stratégiques pour le futur, puisque le Maroc peut devenir un des leaders dans la coopération sud-sud dans la production et la distribution des vaccins.
La réussite est donc due à l’intersectorialité et le rôle clé de trois départements ministériels au côté d’autres ministères comme celui du Commerce et de l’Industrie.
Le ministère de la Santé a joué un rôle de support technique il n’a pas joué le rôle de leadership, mais un rôle important en ce qui concerne les aspects techniques de mobilisation des professionnels de santé, des infrastructures et du réseau hospitalier pour l’accueil des patients ainsi que la capacité à faire du dépistage et du diagnostic. Bien que cela ne soit pas toujours fait de façon optimale avec les résultats escomptés, mais ce rôle technique a pu être mené à bon point.
Le seul élément qui a manqué, de façon criante, est la problématique de la communication, de l’éducation à la santé, et surtout de la réactivité par rapport à une situation épidémiologique qui nécessitait la résilience et la réactivité du système de santé et sa gouvernance.
Quels sont les dossiers prioritaires sur lesquels devra se pencher l’actuel gouvernement pour améliorer à la fois les prestations médicales et garantir un accès équitable de tous les citoyens aux soins ?
Je pense que le dossier prioritaire est celui du chantier Royal extrêmement important de la refonte du système de santé dans toutes ses dimensions, mais plus particulièrement la dimension de la couverture sanitaire universelle, c'est-à-dire l'accès à tous les citoyens marocains, en tout cas la plus grande majorité, à des services de santé qui sont accessibles, de qualité et qui permettent de répondre à des besoins de santé. Et par là, c'est à assurer que les ramedistes puissent avoir une couverture médicale puisqu'ils sont 22 millions qui vont adhérer à l'AMO qui sera géré par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS).
L'enjeu de cette couverture sanitaire universelle est de rendre accessibles à une bonne partie, sinon la quasi-totalité des Marocains, des services de santé, que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. Mais il faut pour cela préparer l'offre de soins, sa gouvernance, et son organisation. Si nous voulons que 22 millions de Marocains, qui étaient ramedistes, deviennent réellement des utilisateurs des services de santé, il faut préparer une offre intégrée qui doit répondre aux besoins de santé de la population au niveau de chaque région.
À ce titre, la réorganisation du ministère de la Santé et de la protection sociale est cruciale et fondamentale. Il faut changer totalement l'organigramme du ministère aux niveaux central national, mais aussi régional et opter pour des agences régionales de la santé, avec un réseau hospitalier et un réseau de soins de santé de base primaire.
Ce réseau doit intégrer la dimension publique et la dimension privée, c'est-à-dire un regroupement des hôpitaux et des cliniques, ainsi qu’un regroupement des centres de santé et des cabinets privés, et ce dans l'intérêt de la santé des citoyens.
Quel est le rôle du secteur privé dans le système de santé post-Covid ? Doit-on aller vers la privatisation du système de santé -surtout après la généralisation de la couverture médicale de base-, ou plutôt vers le renforcement du partenariat public/privé ?
La mission du service public peut être assurée par l’État, mais peut être assurée aussi par les fondations, par le secteur privé à but non lucratif et par le secteur privé. Le secteur privé est un secteur essentiel au Maroc. Il assure la complémentarité avec le secteur public, sachant qu’il comprend plus de la moitié des médecins exerçant au Maroc. Aussi, ce secteur joue un rôle crucial plus particulièrement pour les personnes disposant d’une couverture médicale.
Nous rappelons que 90% des patients bénéficiant d’une couverture médicale se font soigner dans le secteur privé et que la majorité des flux financiers payés par les organismes de prévoyance sociale (La CNOPS et la CNSS, ndlr.) vont vers le secteur privé. C’est donc extrêmement important de bien comprendre qu’on ne peut pas refondre le système de santé sans considérer l’acteur majeur dans les prestations de services de santé qui est le secteur privé.
Cela ne signifie pas qu'il faut privatiser le secteur de la santé. Il faut définir un paquet minimum de soins de santé assurés à l’ensemble des citoyens dans le public ou dans le privé avec un modèle de financement équitable. Puis, pour un certain nombre de services qui peuvent être assurés dans un secteur plutôt qu’un autre, il faut trouver des modalités de financement où le citoyen peut participer à hauteur d’un niveau raisonnable.
Il faut avoir une vision qui va dans le sens de la complémentarité, avoir une vision axée sur les objectifs communs, les moyens d’y arriver étant différents, mais l’objectif étant identique. Ne pas privatiser la santé, mais ne pas également la nationaliser dans le sens d’une paupérisation des structures des soins dans le sens d’une fonctionnarisation des professionnels de santé ou dans le sens d’un archaïsme administratif qui est bloquant et qui ne permet pas de répondre aux besoins des citoyens.
Il est extrêmement important que le secteur privé ait de la rigueur et la réponse à des missions de service public et il est important également que le secteur public soit plus flexible et plus en adéquation avec les besoins de santé de la population.
Quels sont les principaux obstacles auxquels le gouvernement devrait s’attendre dans sa mission de refonte du système sanitaire ?
L’obstacle majeur est l’incompréhension de l’enjeu du chantier titanesque de la réforme du système de santé et que ce chantier nécessite une nouvelle vision, mais surtout un nouveau paradigme, une nouvelle manière de penser la gouvernance du système. Pour cela, il faut des femmes et des hommes qui sont capables de mettre en œuvre ce chantier Royal et il y en a au Maroc.
Il faut penser autrement et mettre en place des indicateurs de performance, d’accessibilité aux services de santé, un modèle de financement de la couverture sanitaire universelle, et un système d’évaluation de la politique sanitaire.
Il n’y a pas d’incompatibilité entre une mission de service public, la qualité et la performance. Ce qui est important c’est que si on réussit la refonte du système de santé, cela contribuera à un meilleur développement humain.
Si le gouvernement ne met pas en place une Task Force dédiée à la santé pour, d’abord faire participer les professionnels de santé à cette refonte qui est fondamentale et essentielle, et s’il n’y a pas une équipe projet pour mener ce projet national crucial pour les 25 prochaines années, il me semble que ce sera extrêmement difficile de réaliser les principaux objectifs dès 2022.
Ce projet devrait permettre aux citoyens d’avoir une couverture sanitaire universelle réelle, avec des services de santé qui sont réels et effectifs et de qualité et avec un financement innovant.
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