Société
Pénurie des médicaments: le stock de sécurité, une faille de la loi?
15/01/2022 - 11:56
Aïcha DebouzaSur les pages de tous les sites d’information ou presque, la question de rupture des stocks de médicaments fait débat. Mais les professionnels du secteur semblent en réel désaccord, car entre rassurer les citoyens et attiser leurs craintes, le choix n’est clairement toujours pas fait. "C’est normal qu’il y ait autant de divergences d’opinions, puisque la demande de médicaments est très relative et dépend de chaque ville. La vitamine C par exemple connaît une légère pénurie à Casablanca, mais pas à Rabat", explique Abdelfettah Ahlamine, pharmacien et membre du Conseil national de l’ordre des pharmaciens.
Un stock peu défini
Selon le professionnel, le Maroc s’est bien approvisionné en matière première et a heureusement bien fait d’anticiper la forte demande en médicaments, surtout ceux qui font partie du protocole thérapeutique Covid-19, mais "si la demande accroît, une légère rupture aura bien évidemment lieu", précise Ahlamine. En termes plus simples, chaque pharmacien ou structure de santé s’approvisionne d’une certaine quantité de produits thérapeutiques pour un temps de prévision estimé suffisant afin d’éviter de les détruire une fois expirés. "Il arrive des fois que sans précédent, la demande augmente poussant les pharmaciens à gratter les fonds de leurs tiroirs", poursuit-il.
Ces quelques pénuries dont font donc face certaines villes du Royaume semblent être justifiées pour Abdelfettah Ahlamine, "mais elles ne devraient par contre pas durer dans le temps". Et la raison est simple : un grand problème se posera lorsque la réserve d’un ou plusieurs traitements d’intérêt thérapeutique majeur puisera. D’ailleurs, le législateur marocain y a pensé. Dans son article 84 de la loi 17-04 relative au Code du médicament et de la pharmacie. Il a obligé les industriels du pays à garder un stock de sécurité. "Mais il y a un hic. C’est que la loi a bien parlé d’un stock de sécurité, mais qu’est-ce que cela veut vraiment dire ?", s’interroge le pharmacien.
En effet, lesdits stocks sont gérés par une réglementation spécifique. Ce sont à la fois, la loi 17-04, portant Code du médicament et de la pharmacie, la loi 009-71 du 12 octobre 1971, l’arrêté du ministère de la Santé du 12 juin 2002, ainsi que la circulaire de 2012 de la Direction du médicament et de la pharmacie (DMP), qui indiquent les modalités réglementaires relatives aux stocks de sécurité des médicaments. Mais en réalité, la notion de rupture de stock, bien qu’elle soit abordée dans plusieurs textes réglementaires, n’est pas définie en tant que telle, et seul le terme "stock de sécurité" est abordé.
En France par exemple, la loi est très explicite. La rupture d’approvisionnement se définit comme l’incapacité pour une pharmacie d’officine ou une pharmacie à usage intérieur de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures, après avoir effectué une demande d’approvisionnement auprès de deux entreprises exerçant une activité de distribution de médicaments. "Au Maroc, chacun estime à son sens ce qu’est d’après lui, un stock de sécurité, car sans précision, les industriels n’en font qu’à leur tête", s’indigne Abdelfettah Ahlamine.
Un cadre légal fragile
Si l’article 84 cité précédemment stipule que "les établissements pharmaceutiques sont tenus de détenir un stock de sécurité des médicaments qu'ils fabriquent, importent ou distribuent pour assurer l'approvisionnement normal du marché", a-t-il prévu des sanctions pour les laboratoires qui enfreindront ses consignes ? Que nenni, martèle le pharmacien pour qui il s’agit d’"une grande faille dans la loi".
Pour lui, le cadre légal actuel reste fragile, avec des sanctions contre les manquements aux dispositions de stockage non adaptées au contexte des secteurs et des opérateurs. L’une des principales entraves réside, toujours d’après lui, dans la non-application scrupuleuse des mesures légales, ce qui engendre un manquement au respect des obligations de stockage de produits de nécessité. "Le ministère de tutelle fait constamment le suivi, demande à recevoir des rapports détaillés des stockages de sécurité, etc. et rappelle ceux qui ne l’envoient pas, mais dans l’absence d’un texte de loi clair et précis, il ne peut pas faire plus", fait savoir Abdelfettah Ahlamine.
Dans son dernier rapport, la Cour des comptes a recommandé d’examiner l’opportunité de constituer des stocks stratégiques de certains produits médicaux destinés aux situations d’urgence exceptionnelles, et ce, en adoptant un système de financement, de localisation et de gestion de ces stocks. "Il s’agit, d’une réserve d’État destinée à des interventions d’urgence dans des situations d’épidémie, de catastrophes naturelles, ou d’attaque. La gestion de cette réserve peut être confiée à un organisme dédié et peut se concevoir dans le cadre d’un partenariat public-privé", lit-on dans le rapport.
Selon le même rapport, il s’agira d’adapter la réglementation relative aux stocks de sécurité des médicaments et des produits de santé, d’activer la mise en place du système d’information développé pour le suivi des stocks chez les opérateurs pharmaceutiques tout en l’orientant vers la veille et la prévention des ruptures de stock et de surtout, renforcer le contrôle sur place des stocks.
Par ailleurs, le pharmacien estime que la gestion des stocks de sécurité est déléguée au ministère de la Santé et de la protection sociale, qui doit permettre d’assurer un approvisionnement régulier des établissements de soins en médicaments, tout en évitant la destruction des produits périmés.
"Le Royaume fera constamment face, comme tout autre pays à travers le monde, à des imprévus, ce qui pourrait fortement impacter les stockages de sécurités du Royaume. Réviser ses textes de loi et les mettre à jour aideraient beaucoup le pays à éviter tout genre de pénurie qui pourrait frôler sa santé publique", conclut Abdelfettah Ahlamine.
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