Lifestyle
Piratage des livres: vol ou démocratisation de la lecture ?
24/05/2021 - 10:35
Khaoula BenhaddouDes romans de Yasmina Khadra, Marc Levy, Guillaume Musso ou encore Paolo Coelho se vendent comme des petits pains sur les étalages ou chez les vendeurs ambulants. Des best-sellers sont également vendus à des prix défiant toute concurrence.
Durant la période du confinement, plusieurs librairies virtuelles ont également fait leur apparition, présentant des offres alléchantes : 4 livres au prix d’un, à l’achat de 2 livres le 3e est gratuit ... Ces librairies ont connu un succès fou comme l’explique ce commercial : "Durant le confinement, on a réussi à doubler nos ventes. Nous offrons la livraison partout au Maroc et plusieurs titres étaient en rupture de stock".
Si pour les lecteurs, le piratage des livres permet de démocratiser la culture, pour les éditeurs ce phénomène est une atteinte flagrante aux droits d’auteur. "C'est une réalité évidente et ceux qui participent à ce massacre ne se cachent même pas ! Nous le constatons ne serait-ce qu'en voyant les étalages sur les grands boulevards de la capitale, en face même du Parlement. Ceci représente une atteinte flagrante aux droits d’auteur", explique non sans indignation, Abdelkader Retnani, président de l’union professionnelle des éditeurs du Maroc, contacté par SNRTnews.
Pour lui, les lois ne sont jamais appliquées pour mettre fin à ce phénomène. "Des lois existent, mais pour qu'elles soient appliquées, il faut dénoncer ceux qui piratent et déposer plainte. Ce qui n'est pas encore systématique non seulement, car la procédure paraît lourde, mais aussi, car en tant que professionnels, nous nous retrouvons souvent seuls à dénoncer ces pratiques". Et d'ajouter : "Quant au lecteur, il n'est pas directement concerné, car s'il est intéressé par le prix, qui est très bas, il oublie que toute la chaîne du livre est déréglée et que cela se fait au détriment des acteurs qui exercent en toute légalité et dans le respect des droits. Il ne faut pas négliger les bénéfices énormes générés par ces contrefaçons. Des bénéfices qui se font au détriment des auteurs, des éditeurs et des imprimeurs marocains".
La qualité des livres "piratés" laisse à désirer, toutefois les lecteurs encouragent ce phénomène qui permet à plusieurs jeunes d'avoir accès au monde de la lecture et de la culture à un prix abordable. "Je sais très bien que c’est une activité illégale, mais cela me permet de procurer les derniers livres à des prix intéressants. En les achetant, j’aide le vendeur également à gagner sa vie. Personnellement, je préfère acheter le dernier prix Goncourt à 35 dirhams au lieu de l’acheter à 300 dirhams. Cela va de soi. Certes la qualité de l’impression n’est pas souvent au rendez-vous, mais le contenu est le même et c’est ce qui m’intéresse", commente Khalid, un fidèle client d’un marchand ambulant de livres.
La faute à qui ?
Les vendeurs de livres piratés se trouvent dans les grandes artères de la capitale économique au vu et au su des responsables. Ces derniers trouvent du mal à gérer ce phénomène comme l’explique Abdelkader Retnani : "Malheureusement, le ministère de la Culture ne s'occupe pas de ce dossier malgré notre insistance. En même temps, seul, il n'a pas les moyens pour mettre fin à ce fléau". Pour le président de l’union professionnelle des éditeurs du Maroc, il est indispensable de faire intervenir les différentes parties prenantes dans la lutte contre ce phénomène qui gagne de plus en plus de l'ampleur. "Le ministère de la Culture doit collaborer avec les ministères de la Justice et de l'Intérieur qui a un regard sur les Walis et Gouverneurs pour mener une véritable action contre les responsables du piratage de livres", précise-t-il.
Pour lui, le marché des livres piratés est "bien organisé avec des ramifications à l'international". Dans le secteur de l'édition, "il y a des pays connus pour être des chantres du piratage, je ne voudrais pas que le Maroc en fasse partie, cela serait très nuisible. Actuellement, nous vivons une pandémie qui a fait chuter les ventes d'environ 70%. Si on y ajoute le piratage, on achève les librairies et par ricochet, tout le secteur", martèle Abdelkader Retnani.
Les e-books, une menace qui rend service aux internautes
Selon le Haut-commissariat au plan (HCP), les Marocains passent en moyenne 2h14 par jour devant le petit écran, alors qu’ils ne consacrent que 2 min à la lecture. Si les jeunes marocains utilisent internet pour discuter sur les réseaux sociaux, se divertir et s'informer sur l'actualité, ils ont recours à des sites internet et des groupes Facebook pour télécharger des livres gratuitement. Cela constitue un autre problème pour les professionnels de l'édition et de l'impression, qui exacerbe la problématique des livres piratés et vendus par terre.
Depuis quelques années déjà, les groupes de lecture et de partage des livres pullulent sur Facebook. Sur ces groupes on trouve souvent les derniers titres en format PDF et EPUB au grand plaisir des lecteurs. "Je suis membre de plusieurs groupes de lecture sur Facebook. Je peux facilement télécharger les livres de mes écrivains préférés sans payer un sou. J’ai acheté dernièrement une liseuse qui me permet de lire tranquillement mon roman et même de sélectionner les passages qui m’intéressent", raconte Khadija.
L'administrateur d'un groupe marocain de lecture sur Facebook témoigne : "Lorsque j'ai créé mon groupe j'avais envie de partager avec les internautes des livres, ainsi ma passion pour la lecture. C'est une activité très chronophage à laquelle je m'adonne sans aucune contrepartie. Dans le groupe, en plus de partager gratuitement des livres, les internautes discutent de leurs dernières lectures et cela est doublement bénéfique".
Surfer à la limite de l'illégalité
Tout en reconnaissant le caractère illégal du partage des livres sur internet, l'administrateur du groupe se justifie : "Les Marocains lisent peu et cela pose un sérieux problème dans un pays qui aspire au développement humain qui est la clé du développement économique et social. Le piratage est un fléau mondial, mais ses répercussions économiques ne concernent qu'une poignée de gens, notamment les éditeurs, les imprimeurs et les libraires. Ces derniers doivent participer à la démocratisation de la lecture, notamment en révisant à la baisse le prix des livres. Il est inconcevable de se procurer un livre plus cher que son prix de vente en France alors que les niveaux de vie dans les deux pays ne sont pas sujets de comparaison", argue-t-il.
Pour notre interlocuteur, il convient au gouvernement de trouver une solution à cette double problématique : inciter les jeunes à la lecture tout en luttant contre le piratage des livres. "Le gouvernement s'intéresse peu à la problématique des livres piratés, essentiellement parce que ces livres permettent de combler un vide et de donner accès au monde de la culture à une grande partie de la jeunesse Marocaine qui ne dispose pas des moyens financiers pour se procurer des livres. Par ailleurs, pour soutenir les personnes lésées par le marché informel de la culture, le gouvernement doit apporter des solutions justes et équitables en subventionnant par exemple les maisons d'édition et les imprimeurs pour qu'ils baissent les prix des livres et éventuellement en ouvrant plus de bibliothèques publiques. Ces dernières sont peu nombreuses, et même quand elles sont accessibles, les livres exposés ne sont souvent pas d'actualité". Et de conclure : "Je sais que ce que je fais, ainsi qu'une grande partie des Marocains, est illégal du point de vue de la loi, toutefois, le monde de la culture doit être ouvert à tous et sans aucune restriction. Ouvrez des bibliothèques, rendez les livres accessibles à un prix correct, et donnez aux étudiants et chercheurs marocains une bourse leur permettant de se procurer des références internationales ... et après on mettra fin à cette pratique illégale, mais bénéfique pour tous".
Articles en relations
Lifestyle
Société
Lifestyle