Société
Jamila Moussali : "la précarité socioéconomique est à l’origine de la mendicité des enfants"
16/02/2021 - 22:13
Khaoula BenhaddouIl est 14h dans une pâtisserie du quartier Bourgogne. Deux jeunes enfants s’approchent des clients et leur demandent un bout de pain et surtout quelques pièces. Les visages sales et habillés de guenilles, ces petites têtes brunes ne laissent personne indifférent. Ali âgé de 14 ans raconte son histoire en boucle : "Mon père est décédé en mars des suites du coronavirus, et depuis notre vie a bousculé. Mon papa n’avait pas de travail fixe et on habitait dans une petite chambre avec les voisins". Il ajoute, sous le regard apitoyant de sa maman : "Nous risquons à tout moment de nous retrouver à la rue. J’ai dû quitter l’école et passer ma journée à quémander en compagnie de ma mère pour assouvir les besoins de mes deux petits frères".
Qui n’a pas assisté à une scène similaire ? Qui n’a pas jeté un regard désespéré sur ces enfants qui tendent la main dans la rue, seuls ou avec un parent, en laissant inoccupé un banc de classe ? Qui n’a pas vu des enfants se faufiler entre les voitures, nettoyer les pare-brise en échange de quelques pièces. Devant les mosquées, les hypermarchés ou aux carrefours, les visages et les techniques changent, mais le but est toujours le même : gagner de l’argent pour survivre.
Un phénomène à éradiquer
Le ministère de la Solidarité, du Développement social, de l’Égalité et de la Famille a rendu public, le 1er février 2021, les résultats du Plan d’action pour la protection des enfants contre l’exploitation à des fins de mendicité. Cette étude a été menée au niveau de Rabat, Salé et Témara, comme villes pilotes. Les données qui ont pu être recueillies entre le 04 et le 15 décembre 2020, montrent que 142 enfants, dont 79 filles, ont été sauvés de cette forme d’exploitation. La même étude précise que la tranche d’âge 0-4 ans est la plus représentée avec 66%.
"Le phénomène de la mendicité est enraciné dans notre société", lâche d’emblée Myriem, assistance sociale au SAMU-Maroc. Pour elle, cette pratique "fait gagner de l’argent" ce qui empêche les enfants qui s’y mettent d’accepter l’intervention des services sociaux, de les fuir. "La plupart des enfants que nous recevons préfèrent rester dans la rue pour gagner de l’argent. Ça leur permet de se droguer, de manger à leur faim et à jouir du respect de leurs parents", raconte-t-elle, indignée.
La solution ? "Nous recommandons aux citoyens de cesser d’aider ces enfants. Cela pourrait paraître cruel, mais au lieu de donner quelques dirhams à un enfant qui va en servir pour se droguer, il vaut mieux s’inscrire dans une action de solidarité plus efficace", répond la jeune casablancaise. Elle propose, entre autres actions, de parrainer un enfant à travers des associations qui œuvrent dans le secteur social ou participer au financement des activités des orphelinats et Maisons de l’enfant. "C’est uniquement de cette manière que nous parviendrons à mettre fin à ce phénomène", conclut-elle.
Qu’en dit la loi ?
L’exploitation des enfants à des fins de mendicité est un crime « théoriquement » puni par la loi … mais le châtiment ne suit pas. Un peu de théorie : la loi n° 27-14 relative à la lutte contre la traite des êtres humains dans son article 448.1 considère comme "crime l’exploitation des enfants de moins de 18 ans notamment à des fins de mendicité". Les articles 326 et 333 du Code pénal punissent de l’emprisonnement d’un à six mois quiconque se livre à la mendicité ou emploie a la mendicité des enfants âgés de moins de treize ans ou les livre à la mendicité, notamment le père, la mère, le tuteur testamentaire, le tuteur datif, le kafil.
Contactée par SNRTnews, Jamila Moussali, ministre de la Solidarité, précise que le phénomène de l’exploitation des enfants à des fins de mendicité "ne peut être appréhendé à travers une approche purement judiciaire". Une approche sociale est donc préconisée pour mieux appréhender le phénomène et pouvoir l’éradiquer. À preuve, les données collectées dans les trois villes sur les personnes en situation de mendicité en compagnie d’enfants montrent que sur les 100 femmes appréhendées, 97 sont des mères. 46% de ces femmes sont mariées, 38% des mères célibataires, 13% des divorcées et 02% sont veuves. La ministre précise qu’aucun cas d’exploitation d’enfants n’a été détecté par les autorités judiciaires.
Un plan pour avancer
Quelle solution propose la tutelle à cette problématique assez complexe ? Pour répondre, Jamila Moussali évoque le plan d’action de son département qui offre le cadre "adéquat" pour appliquer les mesures judiciaires décidées par les autorités compétentes. Ce plan offre aussi un espace pour dépasser les difficultés qui pourraient entraver la protection des enfants. À ce propos, et pour régler le problème de l’accueil provisoire d’urgence des enfants, le Ministère a appuyé trois projets proposés par des associations qui gèrent les Établissements de Protection sociale (EPS) pour les enfants afin d’augmenter l’offre en matière d’accueil et améliorer la qualité de prise en charge, précise Jamila Moussali.
Et un peu plus de détails. Pour réussir cette expérience pilote, une équipe de terrain de 41 membres représentants les autorités judiciaires, départements ministériels et institutions nationales et associations, a été mise en place. 11 EPS pour enfants ont été mobilisés, trois cellules d’assistance sociale constituées de 19 membres, dont 14 assistantes sociales et psychologue clinicien. Des outils pratiques ont été aussi élaborés et mis à la disposition des tous les acteurs impliqués pour "faciliter la communication, consolider la synergie et soutenir l’orientation des enfants vers les services et programmes sociaux existant", explique la ministre.
Concernant les prestations sociales fournies à ses enfants par les cellules de l’assistance sociale qui constituent un relais aux mesures judiciaires, celles-ci ont consisté en l’accompagnement à l’enregistrement à l’état civil, l’enregistrement au niveau des crèches et des établissements scolaires et de l’appui psychologique. Pour les mères, celles-ci ont bénéficié d’aides en natures, d’une médiation familiale ou d’un accompagnement pour une formation professionnelle ou à la recherche d’un travail pour 43 femmes. Pour Jamila Moussali, ces données montrent que la précarité socioéconomique est à l’origine du phénomène, et que l’intervention dans ce cas précis a allié mesures judiciaires et accompagnement social au cas par cas.
Une lutte générale
Lors de sa réunion consacrée à l’évaluation de l’expérience pilote, tenue le 1er février 2021, le comité de pilotage a salué le bilan encourageant de ce plan. "En dépit d’un contexte difficile marqué par la pandémie de la Covid-19, les résultats enregistrés sont encourageants", fait savoir Jamila Moussali. Et d’annoncer que cette expérience pilote, qui a concerné dans un premier temps trois villes, sera généralisée d’une manière graduelle. Quatre villes sont déjà programmées à savoir Tanger, Meknès, Marrakech et Agadir, lesquelles "ont été choisies du fait qu’elles font partie des villes pilotes du programme Wladna de mise en place de dispositifs territoriaux intégrés de protection de l’enfance", explique la ministre. Ce programme est lancé depuis 2019 et cerne, entre autres, le volet de la protection des enfants contre la mendicité.
Face à ces petites mains qui quémandent, la mobilisation de la tutelle, de la société civile et de l’ensemble des instances politiques est plus que jamais nécessaire pour mettre fin à ce phénomène qui met en péril l’avenir d’une tranche importante de la société : les enfants. À bon entendeur !
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