Société
À cause de l’informel, les opticiens voient flou
07/03/2022 - 14:04
Aïcha Debouza
À Tanger, Casa Barata est un lieu exceptionnel. C’est en quelques sortes, un immense marché fréquenté chaque jour par les Tangérois, où n’importe qui peut dénicher d’improbables trésors de tous genres. Mais ce paradis de l’informel atteint-il quelques fois, la santé du citoyen ? N’importe qui, peut-il vendre n’importe quoi sans être sanctionné par la loi ? Réponses.
C’est un véritable méli-mélo. Entre tapis, rouleaux de tissu, produits ménagers, meubles et matériels électroniques, des magasins sont ouverts un peu partout pour soigner la vue. Des paires de lunettes de vue de plusieurs marques souvent contrefaites, servies dans la journée à un prix minime. Ces montants imbattables font la joie de beaucoup de gens, bien que peu soucieux de leur santé. Car ici, comme un peu partout au Maroc, certaines personnes pensent qu’il est possible de corriger la vue des patients sans avoir fait d'études supérieures. "Plusieurs marchands de légumes, de produits cosmétiques ou autres se sont convertis du jour au lendemain en lunettiers sans avoir ni le diplôme ni même l’autorisation", explique le Syndicat professionnel régional des opticiens de Tanger-Assilah (SPROTA).
Jouer de la santé du citoyen
Mais pourquoi est-ce aussi dangereux de porter des lunettes de vue achetées au souk ? Acheter ses lunettes à n’importe quel coin de rue peut nuire profondément aux yeux. Leur danger réside dans le fait que la puissance des verres optiques est commune pour les deux yeux, d’après ces vendeurs, par contre chaque appareil est différents Or, pour une bonne partie de personnes, l’acuité visuelle est souvent différente pour chaque œil. "Ces gens-là ne mesurent ni l’écart pupillaire ni la hauteur de la pupille au bas du cadre de la monture afin d’optimiser le confort visuel du porteur, ce qui est un acte nécessaire", précise encore le Syndicat.
En plus des mesures faites à l’arraché, le choix de la qualité des verres est tout aussi important. Selon les opticiens diplômés d’État, les verres chinois vendus à l’intérieur de Casa Barata comme à Derb Ghallef (à Casablanca) ou autres marchés aux puces marocains nuisent à la santé des yeux puisque ce sont "des vendeurs qui n’ont jamais travaillé le verre ni son montage". Dans ce sens, ces lunettes ne sont pas ajustées de manière optimale, le patient ne pourra en aucun cas bénéficier de tout son capital visuel et pourra avoir des conséquences nuisibles telles que les maux de tête, etc.
"Les gens viennent souvent nous voir pour les verres progressifs parce qu’ils ont besoin d’une grande technique, mais ils pensent que n’importe qui peut monter les verres unifocaux. C’est complètement faux. N’importe qui peut les monter, reste à savoir si c’est bien ou mal fait. Ce n’est pas pour rien que nous faisons des études supérieures", insistent les opticiens. Pour eux, ce qui est encore plus grave, c’est de les vendre aux enfants. "Sur le long terme, cela peut impacter la vue des petits et aggraver les choses au lieu de les arranger."
Qu’en dit la loi ?
En effet, vendre des lunettes de correction de vue au Maroc est réglementé par la loi. Selon le Dahir du 4 octobre 1954 réglementant la profession d’opticien-lunetier détaillant, "nul ne peut être admis à exercer la profession d’opticien-lunetier-détaillant s’il n’est pas possesseur d’un titre ou diplôme d’État donnant le droit de l’exercer". Pour pouvoir exercer la profession d’opticien-lunetier, l’intéressé est tenu, toujours d’après ledit Dahir, avant d’accomplir aucun acte de sa profession, d’obtenir une autorisation. "Les établissements commerciaux dont l’objet principal est l’optique-lunetterie, leurs succursales, les rayons d’optique-lunetterie des magasins ne pourront être dirigés ou gérés que par une personne remplissant les conditions prévues pour l’exercice de la profession d’opticien-lunetier", lit-on dans le même document.
Mais le législateur ne s’est pas arrêté ici. Il a tapé encore plus fort. Dans son article 3, la loi 45-13 stipule que les professions de rééducation, de réadaptation ou de réhabilitation fonctionnelle tels que les opticiens lunetiers s’exercent en fonction du diplôme détenu par le professionnel concerné. Les professions se pratiquent aussi dans la limite des compétences acquises au cours de la formation de base ou de la formation continue. "L’opticien lunetier exerce les actes relatifs à la délivrance au public d’articles d’optiques destinés à corriger ou protéger la vue. Préalablement à leur délivrance, l’opticien réalise l’adaptation et l’ajustage des articles d’optiques au moyen d’instruments de contrôle nécessaires", formule l’article 6 de la loi citée en dessus.
"Personne ne vérifie. Il n’y a ni inspection ni sanction. Et c'est la santé des citoyens qui est mise en jeu. Ces magasins ne disposent pas d'autorisation et ils proposent ces services, car ils savent que nul ne viendra faire l’inspection de l’endroit. Il faut fermer ce genre de magasin et très vite, car il est d’abord temps de réagir avant une prolifération plus importante", demande le Syndicat.
Mais si c’est illégal, comment font-ils pour s’approvisionner ? En réalité, les fournisseurs de verres ne font rien d’illégal. D’après SPROTA, ces derniers ne livrent pas les gens qui vendent à l’intérieur de Casa Barata, mais plutôt des opticiens agréés, en droit de s’approvisionner de verres de correction. "Le problème c’est qu’il y a quelques opticiens qui se sont installés à l’extérieur du souk et qui reçoivent les verres chez eux, mais qui livrent à Casa Barata. Ils servent donc d’intermédiaires pour les vendeurs qui ne peuvent pas s’en procurer", révèle le Syndicat.
Manque à gagner
Conséquence ? Le marché marocain des lunettes est fortement plombé par les produits d’entrée de gamme. Les opticiens qui pratiquent légalement souffrent énormément d’une concurrence déloyale de la part des circuits informels, relève le Syndicat. Comme dans plusieurs villes marocaines, le marché de l’optique de Tanger souffre énormément de l’informel, et la pandémie de la Covid-19 n’a pas arrangé les choses. "Avec la fermeture des frontières, les boutiquiers qui s’approvisionnaient de la ville de Sebta ont dû changer de domaine. Chaque semaine, un magasin de lunettes voit le jour et propose librement ses services aux citoyens", relatent les opticiens.
Ces magasins proposent des paires de lunettes à bas prix par rapport aux prix appliqués par les opticiens. Ceci représente le seul argument "commercial" incitant les citoyens à s'y rendre. Le Syndicat explique que près de 80 % des produits d’optique au Maroc proviennent de l’importation, la multiplication des intermédiaires entre importateurs et grossistes, avec toutes les marges que chacun applique, mène en fin de compte à des prix perçus comme trop élevés chez les opticiens.
Selon les professionnels, l’informel représenterait quelque 60% du secteur de l’optique contre 40% seulement pour le formel. Ces pourcentages appuyés par la fermeture de plus en plus de magasins d’optiques "en installation légale", par le licenciement d’une partie de leur personnel et par l’abondance des ouvertures hebdomadaires des "échoppes de lunettes" à l’intérieur de Casa Barata. "Nous mourons à petit feu, car nous sommes confrontés à une concurrence déloyale. Mais hormis le manque à gagner, c’est la santé du citoyen adulte et enfant qui est en jeu. Vendre des lunettes aux gens se veut d’abord et après tout, de les soigner. C’est une profession et pas un business", conclut le Syndicat.

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